mardi 8 avril 2014

Anne


Je suis allée en hypokhâgne dans un lycée pourri, un lycée de traverse, barre bleuâtre dans un no man's land aux portes de Paris.
Le bruit courait que les profs y demandaient leur affectation pour que l'éducation nationale les laisse tranquille. La réciproque était sans doute vraie.

Quoi qu'il en soit, l'équipe pédagogique mettait un point d'honneur à ne pas suivre le programme qui avait alors cours.
Le 19e siècle ? pas étudié. La prof d'histoire — marxiste, tendance sadique — pensait que nous avions mieux à faire : la révolution française et l'empire romain.
Shakespeare ? pas traduit. Mais Yeats, Emerson, et T.S. Elliot, oui. En début d'année, le prof nous avait conseillé de lire Winnie the Pooh et The Hobbit, et d'écouter le discours de la reine à la BBC. Lui qui était arrivé un jour en criant : "Je suis Super Souris !", pensait aussi qu'une règle de grammaire, pour être applicable, devait tenir sur le dos d'une fiche cartonnée 10 par 15. S'il se reconnaît, qu'il sache que c'est grâce à lui en grande partie que je travaille dans les deux langues depuis la fin de mes études.
Il y avait aussi un cours d'histoire des idées politiques qui était passionnant.

Je laisserai de côté ce prof de lettres au cerveau rongé par l'alcool et dont l'objectif principal était de choquer les filles — et dans une classe d'hypkhâgne, il y en a beaucoup, de filles —, car j'en connaitrais de pires par la suite et que l'hypokhâgne a sans doute été l'année la plus enrichissante de toutes mes études.

De l'exigence, il y en avait. Du travail, aussi. Mais s'il fallait parfois s'armer de courage pour venir au lycée, ce n'était pas parce que les profs nous traitaient mal, c'était parce que les toilettes étaient dégueulasses, que les fenêtres ne fermaient pas, que le chauffage était inexistant et qu'il fallait porter un anorak et des gants pour suivre les cours en hiver.

Anne, hypokhâgne, années 90